Un tapis pour Mória

Je suis en confinement depuis longtemps. 

Mes lectures nourrissent mes réflexions et mes projets. J’ai, pendant ma convalescence qui précéda le confinement, eu l’occasion de lire beaucoup, dont entre autre : Lesbos, la honte de l’Europe de Jean Ziegler ; Nous, L’Europe banquet des peuples de Laurent Gaudé. J’ai imaginé plusieurs pistes pour me remettre à créer alors que je voulais décréer, regarder le processus de création à l’envers dans le sens de ne rien faire, juste être. 

Un matin, une image émerge, une forme sortie du rêve, je n’essaye pas de comprendre ce surgissement, je gribouille sur les feuilles éparses, je veux faire un tapis. Là, quelque part en avril, je commence à faire ce geste banal, je roule de la pâte à modeler, fabriquant ainsi de fins spaghettis de couleurs, pour créer Un tapis pour Mória. Chaque jour, sur la table, je tisse un tapis en plasticine, accompagnée par cette odeur bonbon sucrée à laquelle je me suis habituée ; en fin de journée, j’étire la pâte en regardant le coucher du soleil à travers les branches d’arbres encore nues. 

En faisant ces gestes répétitifs, je pense aux milliers d’enfants, aux familles de migrants captifs dans ces camps débordés et insalubres sur l’île de Lesbos ; je pense aux frontières, aux migrations des populations; je pense à ces hotspots bondés indescriptibles, où sont confinés des milliers d’humains cherchant et rêvant à une vie meilleure ; je pense à l’Europe qui n’arrive pas à s’entendre pour appliquer le droit universel à l’asile, et trouver des solutions viables que décrit si bien le livre de Ziegler. Je pense à l’été dernier où sur une AUTRE île grecque je présentais un projet, pour lequel j’utilisais une couverture de survie symbolisant la migration des peuples ; à distance il me semble facile de penser un projet, car je me sais loin de ce réel que j’imagine invivable. Alors, par ces gestes de l’inutilité, j’ai l’impression de calmer un peu l’anxiété du confinement ici et surtout la culpabilité d’être une artiste dans tout ce confort ; symboliquement ce projet peut-il quelque chose pour l’autre ? 

Pourtant, j’aimerais offrir un tapis à chaque personne qui s’échoue sur les côtes de Lesbos. Ce tapis imaginaire pour Mória sera peut-être installé sur un plancher de béton dans une galerie en mai prochain, peut-être pas. L’exposition s’appellera [sur]vivre. J’aimerais que des enfants puissent utiliser le matériau au sol, en prendre des morceaux et le transformer à leur guise à la fin de l’exposition, qu’ils puissent y projeter leurs rêves et leurs désirs. Mais cela ce sera pour une autre fois quand nous pourrons à nouveau nous toucher et nous approcher.

Ce tapis en pâte à modeler pourrait être un tapis volant, il pourrait léviter au-dessus des frontières sans condition, sinon qu’il apporterait à chaque humain un peu de sécurité, un lieu pour dormir, manger et le minimum pour survivre à la laideur du monde que nous avons engendré, par ces guerres incessantes, sournoises et destructrices; par ces conflits dont nous sommes complices qu’on le veuille ou non. Un tapis sur lequel tous les artistes, journalistes et écrivains pourraient s’envoler et ne plus se faire emprisonner pour leurs idées. Sur Le tapis pour Mória je déposerai une vasque d’eau de source provenant du puits creusé sous la falaise et la rivière. Symbolisant ce besoin essentiel à la survie de tout être humain, exposant subtilement cette guerre de l’eau inévitable. Ce serait un lieu de réconfort pour toutes les âmes blessées. Mais je rêve. 

J’ai ce luxe de pouvoir rêver.

Je suis en confinement comme des millions d’humains que je ne connais pas. Ici, tout est à l’arrêt, les frontières se sont refermées ; la vue de notre possible finitude sert de levier pour nous obliger à entrer en nous et réfléchir à la mort et à ce qui est, ce qui sera essentiel. 

Dans l’attente, dans l’atelier, nous artistes, pouvons réfléchir aux failles de la mondialisation, aux millions de personnes sans défense, sans système de santé, sans eau, sans maison ; nous pouvons donner du sens à l’incertitude, nous pouvons penser à la communauté proche et lointaine, nous pouvons questionner notre part de responsabilité dans ce mode de vie que nous menons souvent aveuglément, nous avons ce luxe car nous ne sommes pas en train d’essayer de survivre sur l’île de Lesbos dans un camp de réfugiés cerné de barbelés.

Dans cet isolement confortable, j’ai eu le temps de rouler des spaghettis malgré une anxiété plus pressante. J’ai terminé, je ne sais pas quelle dimension fera Le tapis pour Mória mais cela n’a aucune importance. 

Je me souviens moins de mes rêves, je ne me réveille plus avec ces images furtives qui me guident vers des chemins de création. Je pense à toutes ces familles qui pleurent leurs morts à distance. Je n’arrive pas à plonger dans une nouvelle fiction, mon attention est perturbée, parfois j’écris de brèves pensées, souvent le doute prend le dessus, jamais l’ennui ; il paraît que je vais devoir repenser le monde dans sa globalité, je veux rester alerte et résister…

Dans la forêt la neige a presque fondu, j’ai besoin de silence pour digérer les statistiques car je sais que cela ne va pas bien aller ; le chant des oiseaux le matin m’apaise. Une autre étape du deuil. Je marche tous les jours un peu plus, un peu mieux, quand le soleil est là.

Barbara le 8 avril 2020, 17h26 Wentworth-nord

P.-S. : 30 août 2020  … je n’ai pas la cote de Banksy pour envoyer un bateau en mer, avec Pia Klemp pour sauver des migrants 

P.-S. : 9-9-2020…L’actualité me rattrape, Le camp de Mória est entièrement détruit par le feu ce matin, 12 000 réfugiés dont l’Europe doit s’occuper inévitablement

P.-S : 28-9-2020 …tous les jours des mauvaises nouvelles concernant la situation des migrants dans le monde, il y en aurait 37 millions … 80 ... ou plus